Jannick GUILLOU

Artiste en résidence de mi-février à mi-mai 2011.
Vit et travaille à Paris.

Jannick GUILLOU s’intéresse au corps comme premier vecteur de notre rapport au volume et à l’espace. De sa pratique personnelle de la gymnastique durant de nombreuses années elle a conservé un attrait pour le langage du corps, un intérêt pour ses trajectoires …. Son travail s’attarde sur ce qui l’encadre et l’enveloppe, sur ce qui va révéler sa présence ou trahir son absence, sur ce qui le contient : peau, vêtement, habitat … Ses installations nourries de l’environnement quotidien invitent à ressentir, habiter, pratiquer l’espace. La chorégraphie des formes, des matières ou des objets en mettant en scène le regard, projettent dans un scénario spatial singulier, délimité de tracés, de gabarits, de « patrons » plastiques subtils et suggestifs …

Pollen

« Dans mon travail, le corps brille par son absence. Il est présent par l’idée que l’on s’en fait, par des objets qui le représentent, par les espaces dans lesquels il se déplace. Chacun de ces espaces pouvant être traduit, schématisés, j’utilise librement ces tracés comme des légendes qui délimitent et créent un périmètre scénique.Puisant dans le quotidien et dans les objets qui composent l’espace domestique (boite en carton dont j’extrais une forme plate en la dépliant…maquette de construction pour jouet en bois… patron de couture pour confectionner les vêtements …) je transforme et redimensionne ces objets dans le but de les sortir de leur contexte courant, d’en faire les éléments d’une mise en scène à échelle humaine ».

Jannick GUILLOU

 Simuler une noyade lente

Étrange ouvrage que ce petit livre, si difficile à saisir malgré l’évidente clarté de ses épures et la sobriété de sa palette. En s’entrelaçant au gré des pages, fragments de patrons de vêtements, compositions graphiques et textes modèlent un objet éditorial hybride, échappant aux genres classiques tout autant qu’à la circulation livresque habituelle. Tout à la fois roman minimal, recueil d’impossibles ouvrages pour dames et carnet de recherche graphique, Simuler une noyade lente croise en effet des univers a priori déconnectés, appelant à l’intermodalité d’un lecteur-créateur. Il reflète les mondes de l’artiste, et notamment son intérêt pour les formes contemporaines d’écriture et leurs potentialités cinématographiques, les plans de montage et les notices, ainsi que les bijoux graphiques, délicats édifices jouant des lignes, motifs et couleurs. Synthèse de plusieurs modèles, Simuler une noyade lente renvoie ainsi tout autant à l’inventivité des formes actuelles du catalogue d’artiste1 qu’aux interrogations nées de l’usage des nouvelles technologies numériques (de la manipulation infinie des images au format décousu de l’hypertexte).

Sans être rétrospectif, ce catalogue fait apparaître, comme des flashs graphiques, les créations antérieures de Jannick Guillou. Les éléments convoqués sont montrés de manière éclatée et n’appartiennent pas systématiquement au même registre ; de leur confrontation naît un rébus dont la réponse est ouverte. Dès la couverture, l’artiste réunit d’ailleurs avec un certain amusement différents langages graphiques : une main en pictogramme semble dessiner le tracé délicat d’une grille, traduction visuelle d’un système numérique complexe normalement irréalisable à la main – et écho contemporain aux célèbres Mains se dessinant d’Escher. Dans l’angle opposé, tel un anarchique noeud numérique généré par un bug informatique, une ellipse blanche « exécutée à la main » sur ordinateur a proliféré dans tous les sens avant d’avoir été arrêtée, catastrophe graphique silencieuse capturée en pleine explosion.

Jannick Guillou entreprend la réalisation de ce catalogue après sa résidence à Pollen en 2011. Pendant son séjour à Monflanquin, elle travaille sur le projet des Indivisibles et …. (« Car nous sommes tout à la fois indivisibles et pulvérisés », dans son appellation in extenso). Superposant à la photographie d’un paysage une grille noir et blanc au dessin complexe, l’artiste en extrait une série de taches de couleur. L’éclatement des formes brouille toute identification : la grille devient invisible et le paysage-source méconnaissable. Le titre de l’oeuvre, géolocalisation chiffrée, en est le seul indice. Le patient travail de réalisation disparaît même dans l’aléatoire d’une forme presque banale. Sous l’apparence joyeuse du papillonnement coloré et faussement libre des Indivisibles point le cauchemar d’un monde aseptisé (les couleurs sont numériques et irréelles, sans nuance, égales) et arbitrairement cloisonné. « C’est comme si je réduisais le paysage à un pictogramme, comme si je lui retirais ce qui fait son essence, son caractère réaliste et photographique, sa magie. Mais en opérant cette re-composition du paysage, je le déplace et l’introduis dans une scénographie complexe où le décor est posé par une série d’informations succinctes, ouvrant le champ à une interprétation plus subjective de l’espace qui nous entoure. » (Jannick Guillou)

Pour son exposition de fin de résidence à Pollen, La surface est lisse, Jannick Guillou traduit dans un univers en trois dimensions ses recherches graphiques et scénographiques. Sur les plinthes, murs et plafonds de l’espace d’exposition courent à la fois des patrons de vêtements agrandis et un long texte. Agglomérat de phrases tirées de méthodes de couture, recomposées et complétées d’intrus (mots ou expressions), puis à nouveau scindées pour habiter les murs, ce dernier commence ainsi : « Épingler l’empiècement dos extérieur endroit contre endroit et l’empiècement dos intérieur endroit contre envers sur le bord supérieur du dos. Anticiper ses regrets. Piquer. Rabattre. Faire des gestes caressants pour chasser la peur… » Dans ses fragmentations, ses décalages, ses juxtapositions, ses formules à l’emporte-pièce et ses jeux de mots parfois noirs, Jannick Guillou pose une écriture contemporaine héritière des textes de Jacques Prévert, Eugène Ionesco, Georges Pérec ou Jenny Holzer. Avec ces mots, et ces patrons éclatés, elle tisse le fil d’un « faux-dialogue » dans l’espace d’exposition – comme elle le fera dans la publication. Surgit alors en creux et sans qu’elle soit véritablement racontée la relation entre deux protagonistes, un « il » et une « elle » « qui se répondent et semblent vouloir coudre/découdre/recoudre leur relation ».

Au sol, et sur la vitrine de Pollen, Jannick Guillou a placé les fragments d’une maquette de cheval ; elle a transposé à échelle 1/1 les éléments d’un kit de construction miniature en bois. L’éclatement des morceaux sur les fenêtres de façade les rend très difficiles à identifier ; « un élément seul n’est pas fort et n’a de fonction que s’il agit au sein d’un groupe, il est une partie d’un tout. Montrer l’animal fragmenté/explosé et donc inanimé est une manière de mettre en scène une forme de fragilité que je trouve fascinante. Le dialogue comme il est présenté dans publication, éparse, devient distendu dans le temps, les paroles sont isolées, presque sans écho, renforçant le caractère laborieux d’un dialogue déjà inutile. » (Jannick Guillou) Les fenêtres deviennent ainsi les vitrines d’une abstraite boucherie chevaline. Au sol, la superposition des couches de l’équidé constitue un début de relief ; la reconnaissance est aisée, même si elle reste suggérée. La mise à l’horizontale et le spectre de couleurs choisi pour les tranches supérieures peintes (allant du vert au rouge) rappellent les cartes météorologiques. La schématisation par strates des cartographies est pour l’artiste à l’image de ces « couches » séparant notre corps du reste du monde (vêtements, murs des bâtiments, territoires), transposables en autant de « frontières graphiques » (patrons, plans, tracés). Si Hundertwasser proclamait en 1967 le droit de l’homme à la libre intervention sur sa maison, sa « troisième peau » après l’épiderme et le vêtement, pour Jannick Guillou, il ne s’agit pas tant de raviver une liberté perdue que de décortiquer les relations de l’homme à son environnement, d’en peler les couches, et d’en révéler la beauté cachée. Ainsi, sans proposer un nouveau modèle de société ou de vie, elle souligne tout autant la superficialité de ces strates réduites à des formes abstraites, motifs flottant dans l’espace de l’exposition ou celui de la publication, que leur esthétique. Le « ping-pong » induit entre les différents éléments joue sur les sensations et les images mentales ; il nourrit les échanges « si faciles à défaire, à délier, à découdre » d’une société fondamentalement liquide (Zygmunt Bauman).

Camille de Singly, 6 novembre 2012

1  On se souviendra par exemple du Wang Du Magazine en 2001, ou du surprenant Emmentaliste de Gilles Barbier et Winshluss (Centre d’Art de Colomiers, 2012).

 

Edition réalisée dans le cadre de la résidence à Pollen

 Epuisée –