Freddy BERNARD

Artiste accueilli en résidence de juin à septembre 2000.
Né en 1973. Il vit et travaille à Nantes.

 

 Sisyphe en grec Sisyphos. Fondateur mythique de Corinthe, fils d’Eole, père lui même de Glaucos. Renommé pour sa ruse, il passe parfois pour le vrai père d’Ulysse. Aux enfers, il est condamné à rouler éternellement un rocher sur une pente ; parvenu au sommet, le rocher retombe et il doit recommencer sans fin. Sur les raisons de ce châtiment, il existe plusieurs versions. Sisyphe avait enchaîné Tanatos (la mort) venu l’accompagner aux enfers, ou, il avait trompé Hadès et était revenu à la vie, ou encore, il avait dénoncé Zeus dans ses aventures amoureuses.

Mon horreur des problèmes est proportionnelle à ma fascination pour les solutions. A tel point que je me force à trouver des problèmes à résoudre pour le seul plaisir d’aboutir à une solution. L’esprit gargouille comme un ventre qui a faim. Le problème que je me pose alors ne doit pas être un problème gênant. Il doit être agréable. Un problème qui n’angoisse pas ma cervelle mais qui la défroisse, de manière à ce que l’idée devienne clairement lisible, comme les motifs d’une étoffe. Une partie du travail consiste à trouver un problème dont la solution, je suppose, me plaira parce que je la trouverai belle ou intelligente, voir les deux à la fois. Je triche donc un peu. Alors, quand je n’ai rien à faire, je m’invente un problème pour passer agréablement le temps qui va suivre, en sachant que mieux le problème sera posé et bien tordu, plus l’excitation que provoque la recherche sera bonne et durera longtemps.

C’est une activité un peu étonnante dans la mesure où elle n’a pas de fin en soi. Se poser un problème pour trouver une solution, on peut trouver ça absurde, ça peut être long.
Sisyphe, lui, fut condamné par les dieux antiques, à un destin absurde car il est inutile et sans espoir. Les opinions diffèrent sur les motifs qui lui valurent d’être à ce point affligé. Certains affirment que c’est d’avoir osé éprouver l’amour de sa femme ; Homère raconte que c’est d’avoir enchaîné Tanatos la mort ; d’autres pensent qu’il se serait attiré les foudres pour avoir dénoncé les méfaits de Zeus, ceci pour alimenter en eau la citadelle de Corinthe, dont il était le roi.
“Aux foudres célestes il préféra la bénédiction de l’eau”. Voilà pourquoi il fut condamné à porter sur le sommet de la montagne une gigantesque gourde remplie d’eau qu’il renversait, le maladroit, chaque fois qu’il avait atteint le sommet. Il devait donc redescendre au ruisseau, pour la remplir. Il remontait et à nouveau, le contenu de sa grande gourde se répandait sur le flanc de la montagne avant d’être une fois encore, absorbé par le sol.

Le drame absurde de Sisyphe est vertical, ce qui monte redescend et ce qui descend finit toujours par remonter et ce, pour l’éternité. Et si son malheur résidait dans la montée, un certain bonheur accompagnait la descente. Sisyphe prenait le temps de discuter avec les bergers et les bergères des villages qu’il traversait pour atteindre le ruisseau. Il s’était fait des amis qui en retour l’appréciaient pour sa sagesse.
De mémoire d’anciens, tout le monde avait connu Sisyphe mais personne ne l’avait vu enfant. Il était là avant tout le monde. Personne ne se l’expliquait au demeurant ; Sisyphe ne se l’expliquait pas non plus. Il avait oublié, mais il était heureux. La montagne vivait au rythme de Sisyphe.
Quand Sisyphe avait faim, les gens mangeaient ; ils lui réservaient toujours une part. Quand Sisyphe était fatigué les gens dormaient afin de préserver son sommeil. En retour ils buvaient l’eau de Sisyphe qui sourdait çà et là. Sisyphe était le balancier de la montagne qui indiquait soit le ciel, soit la terre. Son inertie avait entraîné tout le monde, leurs vies coulissaient lentement le long de cet axe vertical.
Les habitants de la montagne aimaient Sisyphe au point de se parer de tout ce qui provenait de son labeur. Des petits galets polis par le ruisseau, aux petits bouts de bois flottés, en passant par le tressage de mille plantes poussant aux abords des lacs. Tout se prêtait à l’ornement et à la parade. Les plus prisés d’entre tous les bijoux étaient de délicats petits pains de calcite hérissant l’intérieur des grottes : les stalactites et les stalagmites. Les bijoux de Sisyphe.
En redescendant remplir sa gourde, Sisyphe s’enorgueillait de voir les femmes porter avec ostentation le fruit de son incessant va et vient. Il était aussi très fier du commerce qu’en faisaient les hommes. Tout cela donnait un sens à son absurde travail et lui donnait du coeur à l’ouvrage. Un soulagement imperturbablement rattrapé par son délicieux malheur, la montée.

Un jour pourtant, Sisyphe fut pris d’un doute lorsqu’un groupe d’enfants le croisa en criant et en chantant : “Sisyphe le fada ! Sisyphe le bourricot ! Sisyphe le fada !!!…”. Du plus lointain de ses souvenirs, jamais personne ne lui avait parlé en ces termes. Lui qui avait tant et tant oeuvré pour la montagne, “un bourricot” ? ! Cela le rendit triste et nostalgique. Il se posa la douloureuse question de son sort mais ne parvint pas à trouver de consolation au tableau tragique que peignait son âme tourmentée. Tout cela n’avait pas de sens. Tout cela n’était qu’illusion.
Il alla voir un vieil ami et lui fit part de ses ressentiments et de son affliction. Celui-ci confirma les doutes qui tourmentaient Sisyphe : “bien sûr, tu n’es pas la pluie ! et si cette montagne est verte et prospère, c’est grâce aux nuages et non à toi ! ”. Cette prise de conscience soudaine lui porta comme un coup violent derrière la nuque. Sisyphe vacilla et se laissa choir lourdement sur sa vieille gourde qui expira comme le font certaines mauvaises farces et attrapes.
Sisyphe l’avait saumâtre, car il avait le sentiment de s’être à nouveau fait berner par les dieux. Bien évidemment les bijoux de Sisyphe étaient une légende locale, comme tout le reste d’ailleurs : l’objet d’un commerce alimenté à son insu par l’héroïsme de sa grandiose et ridicule tâche. Ainsi, tout ce qu’il croyait être le fruit de son labeur était celui des dieux.
Sisyphe se souvint qu’au commencement, il était un roi célèbre pour sa ruse et son ingéniosité, il prit donc le parti de se venger. Il renversa la situation en sabrant d’un grand coup net et horizontal, l’éternelle verticalité divine. C’est sur la croix que l’intemporel et le temporel commencent à se chercher des noises.

Sisyphe se remit alors au travail. Pour cela il commença à retenir l’eau, pour ne plus la laisser ni dévaler la montagne, ni s’infiltrer dans le sol. Il la stocka donc dans des bouteilles plastiques. Les dieux ne pouvaient d’ores et déjà plus fabriquer de bijoux puisqu’ils n’avaient plus d’eau. Sisyphe mit alors au point de petites machines dans lesquelles il enchâssait ses bouteilles pour former de petites concrétions de calcaire.

Il fit même en sorte de retourner les dieux les uns contre les autres, en fabriquant une autre petite machine. Grâce à elle, il pouvait dompter les caprices du vent en usant de l’énergie du soleil, à son insu : un petit ventilateur solaire. Elle lui permettait d’accélérer la concrétion des stalactites et ainsi d’augmenter son rendement. Il pouvait alors les vendre aux femmes avec un excellent support marketing : “les authentiques bijoux de Sisyphe”. Aux hommes il vendait la machine. Il leur promettait que le soir, tranquillement installés dans leurs fauteuils, ils pourraient apprécier de succulents petits quarts d’heure d’éternité.
Non content de sa ruse et de son succès, il mit au point un autre système, une autre machine. Elle lui permettait de capter l’eau, n’importe qu’elle eau, pour y joindre les éléments nécessaires à la fabrication et à la production de son trésor. A la montagne où s’infiltrait l’eau pour se charger des humeurs essentielles à l’élaboration des stalactites, il avait substitué une machine. Aux grottes où se formaient les concrétions, il avait substitué de gros goutteurs faits de bidons. Soit il tirait le tout derrière sa voiture pour aller au devant des nuages et capter la pluie avant qu’elle ne touche le sol, soit il se rendait près d’un lac, d’une source ou d’un étang pour en pomper l’eau et la préparer. Il l’emprisonnait ensuite dans ses goutteurs.

Sysiphe avait vaincu les dieux en introduisant une mécanique qui retenait à l’horizontale, juste le temps nécessaire pour en tirer le suc, une eau dont il avait volé l’âme. Sisyphe était devenu brigand. Sisyphe s’était substitué à la montagne en élaborant lui-même l’eau. Il devint l’égal des dieux. Alors pour asseoir sa victoire, il décida tout simplement d’aplatir montagne et grottes devenues inutiles, comme il avait aplati sa gourde. Sisyphe était redevenu le personnage central de la plaine, puissant et respecté. L’histoire se répète et ne se ressemble pas, dit-on. Sisyphe était une fois encore allé trop loin. “Les rappels, la colère et les avertissements n’y firent rien. Il fallut un arrêt des dieux”. Puisque Sisyphe avait rasé la montagne, les nuages chargés d’eau ne s’accrocheraient plus à son flanc pour se vider. Ils passeraient désormais au dessus de la plaine, lentement, mais sans en verser une once. Et les dieux riaient de voir Sisyphe, dans sa plaine, pestant contre le ciel en suivant les nuages avec sa machine attelée à sa voiture. Ils le laissèrent à son sort, telle était sa nouvelle punition. Sisyphe avait chassé les dieux. Sa destinée était devenue celle des hommes qu’il se devait d’accomplir avec les hommes. Ceux-ci le condamnèrent à trouver une solution à la sécheresse qu’indirectement il avait provoqué.
Sisyphe prit conscience de sa nouvelle destinée et fut pétrifié d’effroi. Les dieux l’avaient puni pour l’éternité à l’absurde travail des hommes ; une tâche laborieuse, mille fois répétée, mais adoucie par les petits délices de la vie. La punition des hommes était bien pire car elle le condamnait à faire le travail des dieux, à savoir subvenir aux besoins des hommes. Il devait remplacer tout ce que la sécheresse avait fait disparaître. De la quiétude de l’éternel, Sisyphe glissait vers l’angoisse de l’éphémère. Il devait maintenant décider de quoi demain serait fait, à jamais.

Freddy BERNARD

Freddy BERNARD
Catalogue 12 pages + couverture – 16 x 21 cm
35 photographies – Epuisé