AUJOURD'HUI de NICOLAS DAUBANES

Accueilli en résidence par POLLEN, Nicolas Daubanes a été impressionné lors de son passage à Lacapelle-Biron par « l’autorité » imposée par son Monument Départemental de la Déportation.

« Les villageois pourraient-ils se réapproprier l’espace occupé par le monument ?  Comment  l’éloigner du regard et agir sans qu’il nous regarde ?

Comment retrouver l’espace commun sans manquer de respect aux martyrs ni renoncer au devoir de mémoire ? » En concertation avec le village, ses habitants, ses élus, l’école  et les associations, Nicolas Daubanes a mis en œuvre un « recouvrement temporaire » du monument pour « le mettre en  pause » et mettre  « la pensée  en chantier ».

Il a ensuite invité le village à envisager un retour de la vie sur la place, concrétisé par le retour du marché dominical après 70 ans d’absence… «AUJOURD’HUI» est un projet proposé par Nicolas DAUBANES en collaboration avec la population et la Municipalité de Lacapelle-Biron, l’association Pollen à Monflanquin, l’école de Lacapelle-Biron (enseignant, élèves, personnels), l’association «Mémoire Vive», l’association des «Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation» (AFMD47), l’«Association Nationale des Anciens Combattants et Ami(e)s de la Résistance» (ANACR47).

Nicolas DAUBANES, né en 1983, vit et travaille à Marseille. Ses œuvres exposées dans de nombreuses institutions à l’échelle nationale et internationale font partie de collections privées et publiques importantes.

«J’investis des questions essentielles : la vie, la mort, la condition humaine et les formes sociales qui les façonnent. (…) Mon travail s’inscrit dans la durée. il dessine un chemin, une trajectoire qui tend vers la recherche de la liberté, du dégagement de la contrainte (…)»

Découvrez ci-dessous « la pensée en chantier », film documentaire de Claire Lacabanne autour du projet AUJOURD’HUI à Lacapelle-Biron de Nicolas Daubanes.

Claire Lacabanne vit et travaille à Toulouse. Elle a fait ses études aux Beaux-arts où elle commence à manipuler l’image. En 2020 elle se forme à la technique du son et parallèlement répond à différentes commandes de film pour des structures culturelles. En 2021, elle rejoint le collectif d’auteurs.ices réalisateurs.rices avec qui elle travaille sur plusieurs projets.

 

Le DVD « la pensée en chantier » film documentaire de Claire Lacabanne autour du projet AUJOURD’HUI (à Lacapelle-Biron) de Nicolas Daubanes est disponible auprès de Pollen (renseignements : 05 53 36 54 37).

 Aujourd’hui est un autre jour

« C’est-à-dire que tout, ou presque tout ce que nous avons trouvé d’humain sur terre à notre naissance était tradition, ce que l’on a fait pour nous, ce qu’on nous a enseigné, ce qu’on a exigé de nous. »

Marcelle Delpastre, « De la tradition », 1964

 Lacapelle-Biron (Lot-et-Garonne), dimanche 28 mars 2021, jour de marché. A l’initiative de l’artiste Nicolas Daubanes, et en accord avec la municipalité, le marché habituellement implanté dans des rues voisines a retrouvé son emplacement d’avant-guerre, sur la place principale du village. Beaucoup se pressent au rendez-vous ; les écoliers ont dessiné tous les panneaux des commerçants, qui vendent du miel, des fleurs, de la charcuterie, du vin. Les stands sont installés dans l’herbe, il y a des arbres qui donnent un peu d’ombre, les mêmes que sur cette carte postale du début du XXè siècle titrée « La Foire » de « La-Capelle-Biron ». Le petit muret en pierres, qui enclot la pelouse aujourd’hui, n’y était pas, comme le monument caché par des planches d’un bois jaune, dont surgissent des lettres en métal. On y lit, en se penchant, des noms, de villages, de personnes ; il y a, par exemple, « Tonneins / A. Garrigue ». 

Ce « Monument départemental aux Déportés » a été érigé en 1947, en hommage aux 223 hommes du Lot-et-Garonne déportés qui ne sont pas revenus des camps ;Armand Garrigue, originaire de Tonneins, est ainsi mort le 15 septembre 1944 au camp de Neuengamme. C’est la Fédération départementale des Déportés et Internés Résistants Patriotes qui a décidé et accompagné la commande de cette œuvre commémorative sur le site de la commune la plus touchée du Lot-et-Garonne, Lacapelle-Biron. Trois ans plus tôt, le 21 mai 1944, la sanguinaire division SS « Das Reich » avait raflé tous les hommes du village sur sa remontée de Montauban vers la Normandie, et envoyé ceux qui avaient entre 18 et 60 ans à Dachau. Sur les 47hommes, 23 n’en reviendront pas. La rafle avait eu lieu sur la place centrale du village : c’est l’emplacement choisi pour l’implantation du monument, un grand bloc de granit porté par une forêt de bras tendus en bronze sortant du sol et sur lequel sont accrochés les noms en métal. Un muret de pierres ceint le gazon, surmonté de grilles, avec une porte ; la place se referme sur le monument. Un journaliste de Lacapelle-Biron se souvient ainsi qu’enfant, s’il envoyait par mégarde son ballon dans l’enceinte, il devait se cacher pour aller le reprendre. Avec le temps, les grilles ont été enlevées, mais la place, elle, est restée celle du « Monument aux morts », avec une allée de graviers menant de l’entrée au monument.

Le monument et son enclos ont donc longtemps été vécus comme un« sanctuaire » dont la flamme était entretenue par une commémoration annuelle à la date anniversaire de la rafle, lieu du souvenir et du recueillement. Ne pas oublier pour rendre hommage au « sacrifice » des Déportés[1] ; ne pas oublier pour s’assurer que ces exactions ne se répéteront pas. A côté du monument, une plaque le rappelle, listant les 47 déportés capelains, avec cette phrase qui sonne comme une menace d’outre-tombe : « Ceux qui ne savent pas se souvenir du passé sont condamnés à le revivre »[2]. Un temps, cela a été intensément vivant, porté par des rescapés, associé à une mémoire vive, celle des êtres chers récemment disparus, ou rentrés en portant des traumas insoutenables. Mais le temps a effacé cette évidence, et le risque est grand d’oublier complètement cette mémoire, comme on a arrêté de regarder ce monument, comme il a cessé d’avoir une présence réelle ; Yvette Groc, ancienne résistante, ne disait-elle pas à Nicolas Daubanes au tout début du projet, et de manière plus globale sur notre rapport contemporain à cette mémoire : « Mais tout le monde s’en fout, Monsieur ; vous ne prenez pas de risque. » Aujourd’hui(le nom donné par Nicolas Daubanes à ce projet parce qu’il revenait sans cesse dans la bouche de ses interlocuteurs), n’est-ildonc pas temps de repe(a)nser les choses, dans un rapport renouveléau travail de mémoire, qui passe aussi par une lecture différente du centre-bourg ?« Le monument tient toute la place », disait un Capelain. Force est de constater que la place du village, centrale, est devenue une place du Monument aux morts excluant la vie. Si des raisons historiques et symboliques justifiaient ce choix en 1947 (c’était alors un monument départemental portant l’hommage d’un département tout entier, et chaque canton avait contribué à la souscription publique mise en place pour financer le monument[3]), qu’en est-il aujourd’hui ?

Ce 28 mars 2021, les élèves de la classe de CM1-CM2 de l’école de Lacapelle-Biron se réjouissent, ils se sont même fait des t-shirts arborant fièrement : « Aujourd’hui / dimanche 28 mars 2021 / Lacapelle-Biron ». Associés depuis plusieurs mois au projet de Nicolas Daubanes, ils ont noté, dans leur journal de bord, au 17 décembre 2020 : « Avant, personne n’allait sur le monument aux morts à cause de la guerre car cela rappelle de mauvais souvenirs. On fait ce projet pour ramener les gens sur la place du monument. » Pour « faire revivre le monument », aussi. Depuis des semaines, ils y ont mis toute leur tête, tout leur corps ; l’artiste leur a demandé de mesurer le monument « avec leurs bras, leurs corps, leurs jambes ». On ne peut s’empêcher de penser qu’ils s’y sont mesurés, aussi. De la taille de leurs corps qui grandissent, aux écarts conséquents – Léa mesure 1,29m, Léo 1,64m, Nicolas Daubanes tire la hauteurdes planches qu’il a découpées pour sa structure, montée sur plusieurs jours. Ellecacheprogressivement le monument, mais ne le recouvre pas complètement, laissant visibles certaines parties, à travers les fentes. « La soustraction de l’œuvre, c’est l’œuvre », explique l’artiste. L’occultation partielle attise une certaine forme de curiosité ; elle contraint à s’approcher, et en empêchant une appréhension globale, elle invite à lire ce que l’on peut saisir. C’est aussi une forme de transposition du travail du temps qui passe, pas tant sur le granit que sur la mémoire associée au monument.

L’aspect formel de la structure ne renvoie pas à un écrin, ni même à un carcan ; son esthétique « chantier »en fait plutôt un tuteur de l’après-coup, l’échafaudage qui aide à se tenir debout à côté du monument, à être avec cette histoire – à exister en s’en libérant, aussi.Les planches utilisées pour la structure portent elles-mêmes l’histoire d’une libération, celle des mutins de la prison de Nancy le 15 janvier 1972[4].Mais comment penser cette émancipation ? Pour le réfléchir, Nicolas Daubanes le met en tension avec sa propre histoire. Il a perdu, quand il avait 19 ans, ses deux parents. C’était il y a dix-neuf ans, et il se refuse « à porter le deuil éternellement », à vivre plus d’années avec le deuil que sans ; 2021 est donc une année de seuil.Et pour lui, l’art est arrivé par là aussi, dans cette nécessité vitale de se reconstruire, malgré, avec; fort de cette mémoire. Mais y a-t-ilun délai juste, que l’on pourrait assimiler au temps d’un « devoir de mémoire », après lequel la vie pourrait – tenterait de – reprendre ? Ramener cette échelle de soi importe. Partir de soi pour comprendre le monde, et non se faire imposer un monde pour saisir la place que l’on devrait y occuper. Inverser le rapport à l’histoire ; innerver l’histoire avec la vie contemporaine, plutôt que l’éteindre avec une mémoire qui pèse et finit par se désincarner, les années passant. Quel est le rôle de la mémoire dans la constitution d’une identité à la fois collective et individuelle ? Cela renvoie à la fois aux interrogations contemporaines sur le rôle de l’histoire dans l’éducation, et à la façon dont l’histoire contemporaine se construit, en lien avec une mémoire individuelle et collective qui ne cesse se reconstituer avec les luttes identitaires.

En replaçant le marché à l’endroit où il fut avant-guerre, Nicolas Daubanes crée un geste artistique fort, qui vient redéfinir l’usage de la place, rappeler le passé tout l’inscrivant dans un devenir, là où une décision politique ne serait pas parvenue à l’accomplir avec un tel enthousiasme, une telle « concorde » parmi les habitants. Le marché de 2021 n’a sans doute plus rien à voir avec celui de 1939 ; s’y jouent même d’autres enjeux, tout aussi actuels, qui réattribuent au « local » des vertus de sauvegarde du monde, et aux « territoires » le rôle de creuset d’une création menacée d’asphyxie dans les centres. A l’échelle du corps, le renouvellement du sang et de l’air passe par des organes centraux filtrant et ventilant, mais l’air nouveau et les sensations viennent de l’endroit de contact avec le monde. En tablant sur une jeune génération – ces enfants de 9-10 ans inscrits à l’école primaire du village, connectés à la doyenne Denise venue au marché avec lui, Nicolas Daubanes tente un grand écart de génération, de sensibilité et de culture; il confie à ces enfants les armes de constitution de leurpropre destin. Le 15 août 1947, à l’inauguration du monument, aux côtés des représentants, étaient aussi présents « les écoliers et Maîtres de l’école de Lacapelle » ; mais il leur revenait, alors, la charge de porter une mémoire collective dont ils étaient héritiers.Ces enfants d’aujourd’hui doivent inventer le passé dont ils ont besoin, comme le soulignait Maurice Halbwachs dans ses travaux sur la mémoire collective. La manière dont Nicolas Daubanes œuvre autour du Monument départemental aux Déportés et sur la « nouvelle » place du marché illustre cette recomposition permanente des liens entre passé, présent et avenir.

La vie continue.

Camille de Singly

12 mai 2021

[1] Lettre du secrétaire de la Fédération du Lot-et-Garonne des Déportés et Internés résistants et patriotes au Maire de Lacapelle-Biron, le 21 juillet 1947 (archive en ligne sur le site internet de l’association Mémoire vive).

[2] Elle-même un écho de la célèbre phrase de George Santayana, « Ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter. » (Vie de raison, 1905).

[3]Les fonds proviennent de près de 500 villages, d’après les listes de souscription mise en ligne sur le site internet de l’association Mémoire vive.

[4] Elles viennent d’une table créée par l’artiste pour son exposition Nomen Nescio au château d’Oiron, réplique de celle fabriquée par le Théâtre du Soleil pour la mise en scène des minutes du procès des mutins (La Justice telle qu’on la rend).

L’édition R.C.I (Ration de Campagne Individualisée) fait suite au projet AUJOURD’HUI, mené à Lacapelle-Biron, par Nicolas Daubanes , en partenariat avec le Cneai Centre d’Art, la BAG gallery,  la Mairie de Lacapelle-Biron et Pollen.

Boite en carton dépliable en édition limitée contenant une impression en quadri ainsi que des produits glanés sur le marché de Lacapelle-Biron (Lot-et-Garonne) : des biscuits faits par une Lot-et-Garonnaise, des pruneaux bio de la région, de la viande, un carnet de notes fait main sur mesure par la libraire du village, du pollen ramassé dans la région ou encore une fiole d’eau de vie.

R.C.I (Ration de Campagne Individualisée), 2021, 21.5 x 15.5 x 10.5 cm, 31 exemplaires.

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