Fréderic LEFEVER

Artiste accueilli en résidence de novembre à février 2003.
Né en 1965 à Charleroi, Belgique. Il vit et travaille à Rouvroy, Pas de Calais

 

À propos de mes photographies

Il y a avant toute chose, la lumière, qui rend le réel visible.
Le réel est illuminé dans l’espace et dans le temps.
Le photographe intervient dans le réel, mais contrairement aux autres médium comme la peinture, l’écriture, qui doivent remplir un vide, le photographe doit faire le vide pour extraire une image du réel.
La démarche est donc inverse.
Le sujet est le point de départ de la photographie.
La première question que se pose l’artiste photographe est : que retenir de ce réel illimité ?
Quoi enregistrer ? Ensuite viennent les comment ? et les pourquoi ? Mais revenons d’abord au sujet, il s’agit de montrer du doigt les choses, il faut donc faire des choix. Pour ma part, j’ai choisi de photographier des façades de bâtiment. Le sujet de mes photographies c’est l’architecture, mais pas n’importe quelle architecture : j’élimine la grande, celle qui porte une signature. Quoi en dire ? Sinon effectivement que c’est beau, qu’elle nous élève, qu’elle a marqué son époque etc… Ca restera une belle photographie, une bonne reproduction d’œuvre d’art. J’élimine également l’architecture du passé, les vieilles pierres, le pittoresque parce que trop visible, trop visité, trop photographié. L’architecture historique intéresse déjà tout le monde. Il s’agit pour un artiste de montrer au public ce qui n’est pas spontanément visible, ce qui se trouve aux frontières d’un intérêt commun. J’élimine également l’architecture pauvre, celle des cités ouvrières, immeubles anonymes des banlieues, friches industrielles, j’essaye d’éviter les images dramatisantes et misérabilistes à caractère trop social. J’élimine les constructions récentes, trop neuves, le temps n’y a pas encore laissé ses traces. Comme vous l’avez compris, je procède par élimination. Il reste ce qui se trouve entre le beau et le médiocre, entre l’ancien et le neuf, entre le banal et le spectaculaire. Je photographie une architecture sans importance, mais qui porte en elle une marque particulière, frappante. Cette discipline qui consiste à faire le vide autour d’une chose, à procéder à un choix dans l’espace et le temps, me pousse aussi à choisir des lieux situés en dehors des grands réseaux de communication, mais plutôt des villes qui ne sont ni des villages pittoresques, ni des grandes métropoles, mais des villes moyennes simplement soulignées de rouge sur la carte Michelin.
Autre choix indissociable de la photographie : la lumière. J’opère à l’ombre : les lumières sont ténues, peu expressives, pas d’ombres projetées, pas d’effets de contraste.
Le sujet des photographies étant déterminé, la question se pose de comment les réaliser ? Mon attitude consiste à mettre en place un dispositif technique très simple : utiliser une chambre photographique posée sur un système de niveaux à bulles pour obtenir une image redressée. Comparable à une élévation d’architecte. Le sujet est centré et cadré frontalement. J’utilise des négatifs couleur de grand format qui sont – après sélection – agrandis et serrés autour du sujet. L’architecture détermine donc le format de l’image.
J’ai parlé du sujet de mes photographies et de la manière de les réaliser. Posons maintenant la question du pourquoi ? Qu’implique cette démarche ? Que montrent les photographies issues de ce dispositif ? Et comment s’inscrit cette démarche dans l’histoire de la photographie et dans celle de l’art ? Quelles sont les références ?
Mais d’abord, pourquoi ces objets sans importance ? Car j’ai le sentiment devant ces constructions d’être face à un des premiers éléments de la réalité : elles signent une vie, un désir, elles sont humaines. J’y trouve un condensé de valeurs universelles : dans le Nord de la France entre 94 et 96, l’Italie centrale en 97-98, la côte belge en 98-99 et le Lot-et-Garonne aujourd’hui, mes recherches vont dans ce sens, dans la distance, dans la diversité des lieux traversés, dans la nécessité d’être ailleurs pour donner une portée universelle aux particularismes. Ces constructions sont également porteuses de mémoire, la mémoire des formes et la mémoire humaine. Elles font partie de la mémoire collective, mais elles représentent aussi mon univers personnel : ma mémoire travaille sur les choses et forme mon regard ; elle oriente une vision personnelle.
Mon ancrage dans un lieu, mon vécu, mes expériences, contribuent inconsciemment à affiner et rendre cohérent le choix des choses que je regarde. Dans cette démarche de la mémoire, il y a quelque chose qui me pousse à choisir des objets architecturaux qui n’ont aucune importance dans la grande histoire de l’Art : l’Art vernaculaire ne semble-t-il pas mieux caractériser l’essence même de la vie ? Même si devant ces bâtiments nous sentons l’héritage de Le Corbusier, de Nervi ou de Prouvé, ils restent ce que j’appelle des infra-architectures, avec leurs traces d’usure, la simplicité des matériaux, des symétries étonnantes, des associations de couleurs. Ils demeurent aussi à l’état d’indice les signes sociaux de l’activité humaine. Le nom d’une villa « Geneviève », l’enseigne d’un commerçant annonce « C Chic », ou « Boucherie » ; la forme est un signe d’éthnicité et le nom est le déclic de l’imaginaire qui sert à définir un monde individuel, subjectif, et en même temps convoque la mémoire collective. Dans cette idée de la mémoire, il y a des influences inconscientes, des choses vues ou lues. Ainsi en 1989, j’ai lu les œuvres complètes du nouvelliste américain Raymond Carver. Aujourd’hui, je peux vérifier l’influence considérable que ses nouvelles ont pu m’apporter. Raymond Carver s’exprime avec le genre de la nouvelle et son écriture est précise, il nous parle de la middle-class américaine, des gens ordinaires avec des problèmes ordinaires. Ses nouvelles sont comme des constats, où il décrit des tranches de vie, il y réunit des drames insignifiants vécus par des êtres insignifiants. Je me sens très proche de cette littérature.
Un artiste, jamais ne surgit de nulle part, les influences sont diverses. Pour ma part j’essaye de m’inscrire dans cette histoire qui va de Eugène Atget aux Becher et leurs élèves et passe par Walker Evans, les minimalistes, Malévitch etc… Je suis évidemment conscient de l’énorme production d’œuvres photographiques ou non sur l’architecture aujourd’hui et depuis une trentaine d’années. Cela prouve l’immense intérêt de nos contemporains pour toutes les formes de bâti qui nous entourent. Je tente de me distinguer de cette production en réalisant des images qui détournent l’aspect documentaire, pour que l’image reste aussi importante que ce qu’elle montre. On me dit souvent que mes photographies ressemblent à des peintures : au début j’ai détesté cette interprétation, mais aujourd’hui j’ai compris ce qu’on voulait me dire : ce ne sont plus des documents, le cadrage est travaillé, le format toujours différent, ainsi que l’échelle etc. L’image s’exprime aussi et surtout par sa forme !
Par contre, le choix de travailler avec des négatifs de grand format, d’une grande précision et d’une grande netteté replace mon travail dans la photographie : la matière, les textures de haute précision sont du domaine du réalisme photographique. Le référent redevient présence jusque dans les plus petits détails.
Je souhaiterais à présent expliquer cette attitude qui consiste à réaliser des vues systématiquement frontales. Tout d’abord, comme je l’ai déjà dit j’opère à l’ombre pour éviter les taches lumineuses et les projections d’ombres, mais aussi et surtout pour éviter d’y voir un volume, un relief, une profondeur. Il s’agit donc de renforcer le point de vue frontal. Cette mise à plat de l’architecture me permet de poser la question du volume et en même temps d’interroger une surface plane sur laquelle on est plaqué, arrêté. Je laisse le soin aux spectateurs d’y voir ce qu’ils désirent : le vide, des souvenirs, un monde. J’aime que chaque photographie soit un réceptacle, un enclos à travers lequel on peut regarder le monde.

Frédéric LEFEVER

Frédéric LEFEVER
Catalogue 16 pages + couverture – 16 x 21 cm
Photographies couleurs. Texte de Didier Arnaudet