AGATHE BERTHAUX-WEIL

Artiste accueillie en résidence du 15 septembre au 15 décembre 2018.
Exposition présentée à Pollen du 14 décembre 2018 au 14 février 2019.

Agathe Berthaux Weil est une artiste française née en 1989 à Lille. Diplômée en 2013 de la HÉAR de Strasbourg, elle vit et travaille actuellement à Paris.

Son travail se joue des mécanismes linguistiques et mathématiques à travers des textes et des performances aux allures scientifiques. Sous forme de conférences ou de  partitions, elle interroge les différents modes de production des savoirs. Elle manie avec humour les logiques verbales et arithmétiques, afin d’établir des analogies et d’aborder des  questionnements philosophiques et sociétaux actuels. Les raisonnements sont racontés comme des récits insensés, la considération des complexités étant essentielle dans son engagement en tant qu’artiste et enseignante en mathématiques. Ses pièces se placent sur les limites entre réel et fiction, entre absurde et rationalisme.

La pataphysique du savon neutre d’Agathe Berthaux Weil

1.
Dès que notre SAVON aura été placé sur orbite,
toute sujétion de cet ordre cessera.
(Francis Ponge, Le savon, 1942)

Avec ses beaux diagrammes d’une science peu exacte, Zdenek Košek se donnait « l’énorme responsabilité de résoudre tous les problèmes de l’humanité ». Agathe Berthaux Weil y contribue aussi, à sa démesure. Nous avons pu assister à un petit pan de ce vaste chantier
le 14 décembre 2018 à Pollen, Monflanquin, avec la performance « Savon neutre et contradictions d’Agathe Berthaux Weil ». Basée sur une étude très sérieuse des propriétés du savon, et les divagations magnifiques de Francis Ponge sur ce même savon, la performance d’Agathe Berthaux Weil nous balada dans une histoire de « savon double » qui opérait une « neutralisation contradictoire » grâce à sa double nature acide et basique. On ne sut plus très bien si Agathe, comme son savon, était un agent déguisé, au service d’une réhabilitation du savon, du savon maison, de la cause du savon. On ne sut plus très bien car très vite, le flot de mots d’Agathe sauta d’édiction de règles scientifiques bien ordonnées en phrases mal trempées, volontairement confuses mais pleines d’allant. De longues dérives verbales nous transportèrent à des années lumière de tout raisonnement, puis nous ressaisirent staccato par le col en nous ramenant dans le droit chemin de la logique saponique. Ce jeu était mené tambour battant, avec un rythme qui s’accélérait et se ralentissait, des mots qui se dupliquaient et scindaient leurs syllabes, puis s’inversaient, des mots et des lettres qui prenaient des libertés, et venaient gratter des recoins peu fréquentés de nos cerveaux. On en sortit un peu épuisé, vaguement plus savant, certain de ramener chez soi, plus tard, un  morceau de la grande table de savon à partager qui trônait au milieu de la salle. Pour sauver l’humanité, il n’en fallait pas moins que ce « plus grand savon du monde » ; divisé en petits pains répartis en autant d’éditions à venir, il servirait donc à s’en laver les mains. Et pour les nouveaux convertis que nous étions, la perspective était hautement enthousiasmante.

Il fut alors temps de se reposer les oreilles sur les grands dessins calés en haut des murs, qui esquissaient une délicate frise toute aussi (peu ?) scientifique que ce que l’on venait d’entendre. Tracés d’une main précise avec un outil flou (des pastels gras débordant), à peine visibles parce qu’ils étaient inscrits en couleur chair sur fond blanc et loin de nos yeux, ces schémas et autres diagrammes légendés racontèrent autrement cette science du savon. Aussi mâtinés d’algèbre, de géométrie, d’optique, ils parlaient en fait des rêves qui s’envolent des chambres d’enfant et des figures qui s’échappent des tableaux noirs des écoles, ils mangeaient les hiéroglyphes des hautes colonnes égyptiennes et les frises des papiers peints, pour dessiner une science poétique et absurde, celle à laquelle on voudrait bien croire.

2.
Oui ça obstrue
les mots ça noue
c’est du tout cuit mais
que ça cuit qu’on est
comme trou porté
aux choses
(Charles Pennequin, Au ras des pâquerettes. Poèmes délabrés, 2012)

Avec sa performance sur le savon double et contradictoire, Agathe Berthaux Weil poursuivait un travail engagé dans le champ de la performance avec (histoire(s)) en 2015, et La visite en 2017 (et qui continue aujourd’hui). Agent double dans le monde réel, la jeune artiste transporte une matière volée dans les champs professionnels où elle œuvre au quotidien (la méthode de rangement au cordeau déployée pour la clinique où elle travaille comme assistante médicale, les cours de mathématiques donnés à des enfants dys …) à celui du champ artistique qu’elle investit. Elle leur emprunte des thèmes, mais aussi des formes et des outils. Avec ces croisements, elle s’inscrit dans l’héritage contemporain du jeu artistique sur les postures, les mots et les décalages initié à la fin du XIXè siècle avec les Incohérents. La filiation la plus évidente serait peut‐être avec le Karawane d’Hugo Ball, l’une des toutes premières performances dada qui pris place au Cabaret Voltaire de Zurich en 1917 ; empruntant à la prêche la montée en puissance d’une langue incomprise, l’acteur ‐auteur ‐artiste Hugo Ball en venait à s’étourdir lui même avec des sons qui n’étaient plus des mots, mais ceux d’un langage inventé porté en transe. Plus proche de nous dans le temps, l’artiste Andrea Fraser constitue une autre figure de référence : en 1989, dans la performance Museum Highlights. A Gallery Talk, elle proposait des visites au second degré du Philadelphia Museum of Art, déguisée en Jane Castelton, son double fictif de guide ‐conférencière. Si Andrea Fraser bâtissait un verbe hautement parodique, le jeu d’Agathe Berthaux Weil vis ‐à ‐vis de la langue savante qu’elle réinvente vient en dialogue avec le jeux de langue pratiquées par les auteurs dont elle se sent proche, Gherasim Luca, Charles Pennequin, Raymond Devos. Dans ses « travaux de diction », comme elle les nomme, les mots dérapent, se rattrapent, nous emportent et nous perdent.

Camille de Singly, Périgueux, 17 février 2020 / texte réalisé dans le prolongement d’un programme de résidence d’artiste à Monflanquin (Association POLLEN)

Edition réalisée dans le cadre de la résidence à Pollen – Epuisée –
Plaquette 4 pages – 21 x 29,5 cm
3 photographies